Des saumons qui s’échappent : évasion ou invasion ?

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Région chilienne de Los Lagos

Le 5 juillet 2018, une violente tempête touchant le littoral chilien de l’Océan Pacifique dans la région de Los Lagos, à environ mille kilomètres au sud de Santiago, a très fortement endommagé les cages de confinement des saumons de la ferme d’élevage Punta Redonda appartenant à la multinationale norvégienne Marine Harvest. Ces dégâts empêchant les employés de pénétrer immédiatement dans les installations ont permis à 690 000 poissons de s’échapper (évaluation réalisée grâce à des drones). Marine Harvest a ensuite lancé une campagne de recapture des évadés en partenariat avec des pêcheurs locaux, mais elle n’aurait permis de n’en récupérer qu’une partie.
Les conséquences potentielles d’une évasion aussi importante sont de deux ordres, l’un sanitaire, l’autre environnemental. Les réactions qu’elle a suscitées le démontrent très bien.

Ainsi, dans un communiqué de Greenpeace Chili daté du 20 juillet indiquant que seuls 5,5 % des saumons échappés avaient été récupérés, Estefanía González, coordinatrice des océans à Greenpeace, déclarait que les conséquences de cette évasion semblaient déjà irréversibles et dénonçait l’incapacité de l’entreprise à réparer les “énormes dégâts environnementaux” causés dans les eaux de la région de Los Lagos.

Il était particulièrement question du fait que ces poissons avaient fait l’objet d’un traitement antibiotique [1] : les deux tonnes d’antibiotiques transportées au total par ces poissons correspondraient à un quart du total des antibiotiques consommés annuellement par tous les habitants de la région de Los Lagos et à la quantité que recevraient tous les saumons d’élevage en Norvège. Un autre risque sanitaire réside dans la propagation en milieu naturel de diverses pathologies (virus, bactéries, parasites) touchant les poissons d’élevage [2].

Le second point souligné dans le communiqué était les conséquences de la dispersion d’autant de poissons carnassiers d’un poids d’environ 3,4 kg, et de leur consommation de proies. Ils seraient capables selon Greenpeace de consommer annuellement l’équivalent d’un mois de pêche du total des pêcheries artisanales de la province de Magallanes (Chili).

Toutefois, une autre complexité réside dans la nature même de l’espèce : il ne s’agit pas de poissons du Pacifique mais de saumons de l’Atlantique (Salmo salar), une espèce exotique donc, qui pourrait être considérée comme potentiellement invasive, entrer en compétition avec les espèces indigènes de poissons carnassiers, voire se reproduire en gagnant des habitats d’eau douce qui lui seraient favorables. Une étude d’impact environnemental réalisée par Marine Harvest devrait apporter des informations sur toutes les conséquences de cette évasion mais Greenpeace semblait sceptique quant au recours à des scientifiques indépendants pour cette étude.

Les autorités chiliennes ont réagi en demandant la fermeture de cette ferme d’élevage et le Service national de la pêche et de l’aquaculture (Sernapesca), un organisme public chilien, a déposé une plainte contre la société Marine Harvest “pour de possibles manquements dans l’entretien et la sécurité”. Selon la SMA, ces saumons appartiennent à une espèce invasive et prédatrice, pouvant modifier directement ou indirectement l’équilibre de la biodiversité marine. Le Conseil régional des Pêcheurs Artisanaux (Corepa) a également déposé une plainte contre la société Marine Harvest Chile SA, en raison des graves conséquences que cela aurait sur la santé des populations, l’environnement et l’écosystème marin de Los Lagos. La justice environnementale chilienne peut imposer des sanctions allant jusqu’à 7 millions de dollars et la fermeture définitive du centre.

Selon Jennifer Matas, ce n’est pas la première fois que des saumons de l’Atlantique parviennent à s’échapper de leurs fermes piscicoles. Les évasions seraient même assez courantes et la société Marine Harvest a déjà été concernée par ce problème : depuis 2010, près de 2 millions de saumons se seraient échappés de ses fermes dans cette région du Chili, et dans son rapport annuel, la société a indiqué qu’en 2017 ses fermes avaient connu 15 évasions dans le monde.

Saumon Atlantique © U.S. Fish and Wildlife Service

En quelques décennies, grâce aux fjords de l’extrême sud de ses côtes aux eaux froides et profondes similaires à ceux de la Norvège, l’industrie salmonicole chilienne est devenue la deuxième du monde après l’industrie norvégienne. En janvier 2018, le Sernapesca dénombrait 1 300 concessions dans trois régions du sud du Chili. Le Chili produirait aujourd’hui 23,6 % des 2,25 millions de tonnes de saumons consommés dans le monde (chiffres 2016). Les deux tiers de sa production sont exportés, principalement aux États-Unis, au Japon et au Brésil.

Mais les saumons atlantiques ne sont pas les seuls poissons capables de s’évader des enclos ou des milieux de production où ils sont censés rester confinés. Dans un bilan réalisé à l’échelle mondiale sur les introductions de poissons et les recommandations d’actions en la matière, particulièrement consacré aux espèces de poissons d’eau douce, Christine Marie V. Casal (2006)[3] indiquait que sur plus de 3 000 incidents signalés, 60 % avaient permis de créer des populations en milieu naturel, aux conséquences parfois “désastreuses”. Notant que l’aquaculture était le principal responsable de ces incidents, elle citait la Carpe commune (Cyprinus carpio), le Tilapia du Nil (Oreochromis niloticus), la Truite arc-en-ciel (Oncorhynchus mykiss) et deux carpes asiatiques, la Carpe des roseaux (Ctenopharyngodon idella) et la Carpe argentée (Hypophthalmichthys molitrix), toutes deux faisant actuellement beaucoup parler d’elles en Amérique du Nord.

Sachant qu’en termes de production mondiale de produits de la mer, l’aquaculture (poissons, crustacés et mollusques) a maintenant dépassé la pêche (53 %), et qu’elle va poursuivre son développement pour satisfaire les besoins humains, les enjeux du confinement des espèces produites vont prendre de plus en en plus d’ampleur, aussi bien en zone continentale que dans les zones océaniques littorales. Les risques d’introductions incontrôlées d’espèces exotiques issues de ces fermes d’aquaculture vont alors probablement croitre au fur et à mesure de la multiplication des sites de production. D’autant que certains projets d’aquaculture marine, intégrant les difficultés des installations existantes (en particulier en termes de production de déchets et d’impacts sur la qualité des eaux environnantes), envisagent de déplacer les installations vers le large, comme par exemple un projet d’aquaculture en eau profonde à 5 kilomètres des côtes norvégiennes pouvant accueillir 1,5 million de saumons…

Si les conséquences potentielles de ces évasions commencent à être mieux évaluées, il reste sans aucun doute des efforts extrêmement importants à réaliser pour mieux les prévenir et réduire leurs potentiels impacts écologiques, environnementaux et sanitaires dès lors que de tels incidents (évasion ou invasion ?) se sont produits.

Rédaction : Alain Dutartre, expert indépendant
Relectures : Doriane Blottière et Emmanuelle Sarat, Comité français de l’UICN

[1] Traitement au florfénicol, un antibiotique vétérinaire, avec des risques pour la consommation humaine, pouvant entraîner d’importantes réactions chez des personnes allergiques.

[2] Auditor-General of Canada (2000). Fisheries and Oceans: The Effect of Salmon Farming in British Columbia on the Management of Wild Salmon Stocks. Ottawa: Office of the Auditor-General.

[3] Christine Marie V. Casal. 2006. Global Documentation of Fish Introductions: the Growing Crisis and Recommendations for Action. Biological Invasions. 8(1): 3-11.

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